Djawid l’épicier rigole. «On a créé une ville nouvelle. Une ville avec des continents. Ici, c’est l’Asie.» Il tend l’index au-dessus des cabanes de plastique, côté nord. «Là-bas, c’est l’Afrique.» Bienvenue dans la «new jungle» de Calais, seul lieu autorisé au squat par les autorités. Ils sont environ 2 500, la plupart veulent passer en Angleterre, plusieurs centaines ont demandé l’asile en France et sont à la rue.

 

Voilà un Erythréen qui cherche du piment, il repart de la boutique de Djawid avec une fiole de poudre à un euro. Dans la boutique de plastique bleu, propre et rangée, des dizaines de sodas, des boîtes de tomates, des fruits secs, du riz. 1,50 euro le kilo de riz, pareil pour le litre de jus d’orange, un euro le Twix ou le Bounty. Et même de la pub : «Sim Card 3G available», indique un panneau pendu au plafond. «Je me suis associé avec un copain, raconte Djawid. Je vends et il fait les courses. Soit il pousse un chariot jusqu’ici, soit il rapporte tout en taxi.»

Le petit bout de rue a des airs d’Afghanistan. C’est encore plus vrai quand le soleil tape. «On a reconstitué Kaboul», plaisante un client. Djawid, 28 ans, tenait une épicerie en Afghanistan. Il est sur la route depuis sept ans. «J’ai vécu en Grèce, en Italie. Maintenant je vais en Angleterre. Mais pour l’instant, j’ai renoncé à passer, je tiens ma boutique». Pour ceux qui n’ont pas d’argent, le Secours islamique a fait des dons, un collectif d’habitants de Roubaix distribue de la nourriture pour le ramadan, et l’association Vie active offre un repas par jour.

Des migrants soudanais à Calais (photo Martin Colombet. HansLucas)

Un architecte libyen s’est fabriqué une maison en bois sur pilotis, avec escalier. Ici, tout est en bâche ou en bois. Il y a une clinique mobile de Médecins du monde, cinq mosquées, une église, une école, trois maisons de thé et trois restos afghans, un resto érythréen. Il y a même des lieux de drague. On soulève la bâche d’une cabine minuscule : deux femmes et trois hommes d’Afrique de l’Est bavardent autour de cannettes de bière, serrés dans la pénombre. Une centaine de femmes, dont dix enceintes, et vingt enfants sont à l’abri à l’association Vie active, juste à côté du camp, mais il reste quelques dizaines de femmes et d’enfants à la rue.

Chez Sikandar, ancien étudiant en médecine afghan qui n’a jamais pu terminer ses études, on mange pour trois euros l’assiette de viande en sauce, ou l’omelette, et le pain. Tentures au plafond. Coin cuisine, un cellier, des banquettes, des tables, et une partie en hauteur, avec des tapis pour s’y asseoir en tailleur, sans chaussures, ou s’allonger. Sikandar est aussi un des personnages en vue de la «jungle». Il représente ses compatriotes aux«réunions d’exilés», tous les vendredis, sous une tente géante. Là, les associations font le point sur les besoins. Elles ont divisé le camp en sept zones. Zone 4, chez les Soudanais, on bâtit avec l’aide du Secours catholique. Elles livrent bois, bâche, clous et marteaux, et les exilés fabriquent des maisons d’une pièce pour quatre. «Si on ne construit pas nous-mêmes, on ne dort pas à l’abri», dit Moktar, 25 ans, qui a fui la guerre civile du Sud-Soudan. Il veut demander l’asile en France, son premier rendez-vous est programmé pour octobre. En attendant, il apprendra le français dans l’école de bâche bleue.

Voilà la vie de la jungle, le jour. Et puis il y a la nuit. «Et la nuit, c’est la guerre», dit Samra, Erythréenne de 30 ans, enceinte de six mois, employée de maison au Qatar et en Arabie Saoudite pendant onze ans. La nuit, ils se blessent, et parfois ils meurent. De plus en plus ces derniers jours, à mesure que le port et ses accès se barricadent. Quatre morts depuis le 1er juin. Le dernier est tombé mardi au petit matin, il s’est peut-être heurté à la tête en voulant sauter sur un train au tunnel, comme des centaines d’autres cette nuit-là.

Avant lui, c’était une Erythréenne, Zebiba, 23 ans. «Depuis Zebiba, j’ai peur», dit Samra. Il y a eu Mouaz aussi, découvert en mer aux Pays-Bas, une combinaison de plongée achetée à Calais sur le dos. «Personne ne connaît vraiment son histoire, raconte Medhi Dimpre, infirmier bénévole à Calais ouverture et humanité. Il n’allait pas bien. Peut-être un problème avec les passeurs. C’était sa première nuit à Calais, il disait qu’il n’avait pas le choix, qu’il devait passer.» Il a appelé un proche en Angleterre : «J’arrive demain». Il n’est jamais arrivé.

Samra ne vit pas dans la jungle car elle n’a pas la force de trop marcher. On est à six heures à pied du bidonville, sur le lieu de passage vers le tunnel, à l’ouest de la ville, du côté du magasin Leader Price. Alors Samra dort sur le macadam du parking. Et quand elle a trop mal au dos, elle installe son sac de couchage dans l’herbe humide. Elle mange peu. Elle vit de ce que lui donnent les gens. «Parfois, ce sont les routiers qui me donnent à manger.»Il est 22 heures. C’est l’heure de tenter sa chance. Elle se signe, cache son sac de couchage dans les fourrés. Elle traverse l’autoroute, les camions passent à une vitesse folle. Klaxonnent. Elle disparaît dans l’enchevêtrement d’autoroutes et de plans d’eau. D’ici, on peut sauter sur les camions pendant l’embouteillage, ou marcher loin, jusqu’aux portes du tunnel. Ici c’est dangereux, on peut se faire happer par un train, ou s’électrocuter.

Après le repas, les hommes rejoingent leur baraquements.

Dans l'un des baraquements de fortune de la «jungle» (photo Martin Colombet. HansLucas)

On revient le lendemain en début d’après-midi, à la recherche de Samra. Des Syriens, des Ethiopiens, des Soudanais, des Iraniens, des Erythréens tentent de profiter d’un embouteillage pour monter dans les camions. Les plus délurés se prennent en photo en ouvrant les portes arrière. Mahmud (1), un grand Syrien, ancien chauffeur routier, est là depuis deux mois. Hyperactif. Il sort son smartphone, montre les photos de sa femme et de ses deux bébés.

Voilà la police, tout le monde s’éloigne, de peur des gaz lacrymogènes. Elle repart, tout le monde revient. Shagi, un prof de maths de 28 ans, là depuis cinq mois, trouve que « la plupart des policiers ne font que leur travail. Certains sont méchants, mais ce n’est rien par rapport à ce que j’ai vécu dans mon pays. Je ne faisais rien de mal, et j’ai pourtant passé deux ans et demi en prison». Membre du Front patriotique du peuple éthiopien, il a trouvé le moyen de se rendre à une réunion de son parti en Belgique entre deux séjours dans la jungle.

Derrière lui, Mahmud s’agite pour essayer d’ouvrir la porte d’un camion. Un vieil homme court sur la bande d’arrêt d’urgence. Dans l’herbe, Yahia, 26 ans, et Mehdi, 28 ans, regardent la scène, épuisés, le corps meurtri. Ils ont réussi à grimper dans un camion cette nuit, mais se sont fait pincer au contrôle. Bahia : «Des policiers nous ont déposés on ne sait où. On a croisé des Kurdes. Ils nous ont tabassés. Des passeurs, sûrement.» Mehdi philosophe : «La vie d’un réfugié ressemble à un ouragan.» Un informaticien irakien de 24 ans, raconte qu’un jeune CRS lui a mis un coup de poing au visage il y a deux semaines. «Ce qui m’a fait encore plus mal c’est que ce policier avait mon âge. Je lui ai dit : "Vous profitez d’être en uniforme pour frapper un réfugié qui fuit la guerre. Ça ne vous grandit pas."»

Hôpital de Calais, chambre 1 125. Nur Mirza, 30 ans, Afghan, cinq fractures aux jambes. Il était sous un camion à l’arrêt, qui a démarré par surprise. Son copain l’a sorti de là avant qu’il ne se fasse complètement écraser sous les roues. «C’est un miracle», dit ce dernier. Shadi, un autre Syrien, a les deux poignets brisés, ses amis vont lui rendre visite pour le nourrir à la becquée. Un Libyen a la jambe cassée. Un Afghan a une fracture du péroné. Un Soudanais vient de se faire retirer une broche à la main. La liste n’est pas exhaustive. Le flux est constant à l’hôpital de Calais. Sur 30 lits en traumatologie, il y avait 8 exilés blessés en début de semaine.

Le prix du passage en Angleterre a augmenté : autour de 3 000 euros ces derniers jours, sur les parkings tenus par les passeurs. Beaucoup parlent avec effroi des passeurs kurdes du côté de Dunkerque. Un migrant qui refuse de donner son nom raconte : «Ils ont des armes à feu, ils demandent cher, ils sont incompétents.» Ils seraient passés par centaines ces derniers jours, à la faveur des embouteillages. Vingt-sept Syriens aussi, dont un médecin.

On a fini par retrouver Samra, l’Erythréenne enceinte. La veille au soir, elle était au tunnel : «Au lieu de nous laisser mourir les uns après les autres, pourquoi ils ne nous laissent pas passer ?»

(1) Le prénom a été modifié.